Je mâche un clou de girofle et dis au revoir à 10 ans de diabète…

Chapitre II. Ceux qui entendent

Une semaine passa. Puis une autre. Alfredo ne retrouva jamais son ancienne vie. Il ferma son échoppe et ouvrit un petit salon de thé. Pas d’enseigne, pas de publicité. Juste une porte étroite, parfumée d’épices, qui s’ouvrit à la tombée de la nuit.

Les gens sont arrivés par hasard. Ils ont senti que le lieu était différent : ici, le silence n’était pas oppressant, mais enveloppant. Ici, le thé ne se contentait pas de réchauffer, il rappelait. Quelque chose d’oublié. Quelque chose qui n’a jamais existé. Ici, des conversations commençaient où les mots semblaient superflus.

Il préparait le thé aux clous de girofle à la main. Chaque bouton était comme une clé pour un cœur précis. Parfois un, parfois trois, parfois aucun, si la personne n’était pas prête. Il n’expliquait rien, ne faisait pas la morale. Il versait simplement le thé dans la tasse et attendait. Les réactions étaient toujours différentes.

Un homme aux mains tremblantes se figea, serrant son verre et murmura :
« J’ai senti à nouveau l’odeur du manteau de mon père. Il est mort en 1987. J’avais oublié cette odeur. Maintenant, elle est de nouveau présente en moi. »

Une femme qui est arrivée un matin, les yeux gonflés, a murmuré après la première gorgée :
« Je n’ai plus peur de me souvenir de ma fille. Elle n’est pas partie. Elle a juste changé. »

Chaque jour était comme un petit voyage à travers les souvenirs des âmes d’autrui. Alfredo écrivait tout, non pas pour lui-même, mais parce qu’il sentait l’œillet le supplier : « Souviens-toi. Je ne peux pas tout porter seul. »

Mais un jour, à la fin de l’automne, alors que l’air devenait lourd et que la ville commençait à sentir la pluie et la fumée, un homme qui ne sentait rien entra dans le salon de thé.

Il était grand, mince, vêtu d’un manteau noir qui brillait à la lumière de la rue comme s’il était enduit d’une fine couche d’huile. Ses yeux étaient gris – trop gris, comme s’il n’y avait pas de ciel derrière eux. Seulement de la cendre.

« Tu es Alfredo », dit-il sans poser de questions.
« Et qui es-tu ? » répondit l’autre sans lever les yeux de la bouilloire.
« Je suis venu chercher le livre. »

Le livre. Le parchemin que Raphaël lui avait donné. Il le conservait sous la théière en pierre, enveloppé de lin, comme un objet sacré.

« Il n’est pas à vendre », répondit-il calmement.
« Je sais. Mais il aurait dû être chez nous maintenant. » Rafael le savait.

Alfredo leva les yeux. Le gris n’avait pas l’air méchant. Il était… vide. Comme un homme dont la voix était morte depuis longtemps.

« Vous êtes venu pour la recette. Mais pas pour le sens. »

L’homme sourit légèrement.

Nous sommes venus pour accéder à la connaissance. Vous l’avez ouverte vous-même, succombant au chant. Et maintenant, sans le savoir, vous avez enclenché un processus. Les gens se souviennent. Mais la mémoire est une arme. Il faut la contrôler.

Alfredo se leva. Il n’était plus cuisinier. Il n’était plus seulement un homme avec une bouilloire. Il était un garde.

« Je ne le donnerai pas. Même si je dois le faire… »

« Mourir ? » dit le gris. « Sans pathos. On ne tue pas. On efface. »

Il sortit une petite bouteille. À l’intérieur, un liquide ambré.
— Bois-le. Et tu oublieras. Tout. Moi, le clou de girofle, Raphaël. Tu resteras un bon maître de thé. Tu vivras en paix. Sans passé. Sans anxiété. Sans force.

À cet instant, le salon de thé s’assombrit. Un vent, telle une voix étrange, parcourut les murs. La flamme de la lampe vacilla. Mais Alfredo resta debout.

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